Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Reprendre la Parole !

Patriote ALGERIEN démocrate et laïc, Républicain attaché au progrès et à la justice sociale. Farouchement jaloux de ses droits et pleinement engagé pour leur défense.

Contribution : POLITIQUE LINGUISTIQUE EN ALGÉRIE.

Entre le monolinguisme d’Etat et le plurilinguisme de la société  -1re partie- 

 

Par Professeur Abderrezak Dourari *

 

«Les idéologies s’acquittent de cette fonction de légitimation [d’un pouvoir] apparemment rationnelle grâce au discours, lequel possède un pouvoir qui lui est propre, celui de changer la force en droit et l’obéissance en devoir et c’est cette dernière qui créerait l’illusion de rationalité propre à l’idéologie : en donnant aux individus le sentiment de raisonner, elle leur ôte la liberté de penser par eux-mêmes.»

 

Christian Baylon 

 

I- Postures épistémique


La question linguistique, autant que les théories mobilisées pour l’appréhender, procède souvent d’une contamination idéologique en raison des enjeux importants qui sont assignés à la question sociolinguistique dans le Maghreb. La nécessité d’une remise en ordre général des études, des théories et des postures intellectuelles autant que des politiques nous semble aller de soi.

 

Ni le particularisme berbériste ni le transnationalisme arabo-islamique mythique ne peuvent être en adéquation avec la réalité plurielle de l’Algérie et du Maghreb. Et si les concepts de domination, de minoration, de diglossie ou de conflit linguistique ne sont pas adéquats pour la description de la réalité sociolinguistique algérienne, de nouvelles approches sociolinguistiques à l’échelle macrosociologique doivent voir le jour.

 

Cette introduction critique des pratiques universitaires quant aux savoirs sur la société en Algérie nous permet de mettre en perspective nos propres choix épistémologiques consistant fondamentalement en une vision intégrative du plurilinguisme algérien qui vit en coexistence pacifique, une sorte de dialectique de l’un et du multiple (v. A. Dourai, 2002 ; 1996). Cette vision sera soutenue par l’éclairage qu’apporteront des études portant sur les pratiques réelles des locuteurs plurilingues en Algérie et qui vont dans le même sens que les constats établis par Dalila Morsly, M.-L. Maougal, Khaoula Taleb Al- Ibrahimi et Yasmina Cherrad (mai décembre 2002) ; Kebbas G., 2001, Chachou Ibtissem, 2001/2002.

 

Le lien entre une politique linguistique, le choix d’une langue pour les institutions et les représentations identitaires n’a pas besoin d’être démontré. Ridha Salhi, de l’université de Manouba, Tunisie, déclare : «There is a widespread belief that language is one of the key components of national identity and a strong indicator of group membership. In multilingual contexts, language policies (whether explicit or implicit) often reflect a power relationship and serve a particular ideology» (Salhi R., 2001). Le rapport langue/pouvoir est clairement souligné et le lien postulé à l’identité nationale et les représentations, qui éventuellement la sous-tendent, est mis en relief pour mieux saisir les tenants et les aboutissants des politiques linguistiques des pays du Maghreb qui ont fait de l’appartenance arabo-islamique mythique et transnationale un principe de vie et de gouvernance. Mohammed El-Medlaoui (El- Medlaoui M., 2001) note, pour le cas du Maroc, que l’atelier n°3 intitulé sciences du langage et de la communication, tenu le 14/04/2001 dans le cadre de la rencontre nationale «Recherche scientifique et développement» organisée à Rabat par le ministère de l’Enseignement supérieur et le secrétariat d’Etat pour la Recherche scientifique a relevé un constat important quant à la politique de recherche marocaine dans le domaine des sciences du langage et du plurilinguisme : «Le constat stigmatise un déficit d’intérêt au Maroc pour les aspects sociologiques des sciences du langage en comparaison de l’intérêt pour la linguistique proprement dite.» On le voit bien, dans les pays du Maghreb, partout on est face à la même pratique et la gestion de ce domaine est soumise aux caprices des gestionnaires du «linguistiquement correct» et du «linguistiquement dicible».

 

 L’intérêt porté aux structures de la langue exclusivement (i.e. la linguistique interne) permet, en focalisant l’intérêt sur la combinatoire linguistique, de garder impensés les liens entre la (les) langue(s) et la société — questions qui sont susceptibles de mettre en crise le discours déréalisé du pouvoir et d’une certaine opposition. Mohammed Arkoun (Arkoun M., 1984 : 9) après avoir constaté que les «les départements de littérature arabe ne laissent aucune place à la “philosophie”» après «l’éclatement de la raison et des savoirs… qui s’est imposé dans le système scolaire et universitaire dans les pays musulmans», nous éclaire davantage à ce sujet quand il dit (Arkoun M., 1984 : 308) : «Le travesti : la critique de la connaissance déclenchée par la psychanalyse et la philosophie du langage, notamment, a montré comment la pensée transpose le réel dans ce qu’on pourrait appeler une logosphère. Celle-ci est le lieu de projection, d’élaboration, de transmission des représentations mythiques, des imageries scientifiques, des systèmes conceptuels qui travestissent, à des degrés divers, le donné positif. C’est ainsi que sont constitués tous les discours mythologiques et idéologiques que la pensée positive s’attache, aujourd’hui, à déconstruire pour accéder au donné demeuré impensé.» C’est dans ce contexte intellectuel que l’on mesure la pertinence du point de vue de K. Taleb Al Ibrahimi, sociolinguiste, quand elle affirme : «La notion de pratiques langagières marque une évolution dans la description linguistique et sociolinguistique car il ne s’agit plus uniquement d’analyser les règles internes au système linguistique qui organisent la compétence d’un locuteur idéal (…) ou de décrire les régularités structurales d’un corpus fermé de données (…), mais de s’intéresser à la diversité des locuteurs, à la diversité de leurs conduites». Elle ajoute : «L’étude des pratiques langagières permet de rassembler une somme d’informations et de renseignements sur la réalité sociolinguistique d’une société donnée, en ce sens elles font partie d’un ensemble plus important qui englobe toutes les pratiques humaines» (Taleb Al- Ibrahimi K., 1995 : 120).

 

Maintenant que la problématique a été rendue plus claire, il s’agit d’essayer de comprendre les soubassements de l’attitude de déni de réalité des pouvoirs publics dans les pays du Maghreb et de certaines élites intellectuelles. Il semble que la lutte contre la mise à disposition du savoir sociologique et macro-sociolinguistique sur ces questions vise à autoriser le discours idéologique le plus déréalisé sur la (les) langue (s), l’identité et la culture à surdéterminer la pensée rationnelle et les comportements subséquents. On continue de penser qu’il est possible de couler les gens, singletons mathématiques, dans le moule idéologique dominant fabriqué par les élites au pouvoir. Parler de réalité et de pratiques effectives devient problématique de ce point de vue. Un tel discours scientifique passe pour être suspect puisqu’il suggère que les élites au pouvoir doivent rendre compte de leur gouvernance, de la place du savoir et du pouvoir (A. Dourari, 2003 (b)), et à admettre un mode de gouvernance moderne : gérer rationnellement à partir de ce qu’il y a en respectant le citoyen, son avoir été, son être et son vouloir être. La question linguistique étant un grand enjeu de société en Algérie, il convient de relever que certains linguistes algériens, dont l’essentiel de l’activité sert à légitimer les thèses du pouvoir (tunisiens et marocains aussi), y compris (ou surtout) ceux exerçant dans le domaine du berbère, combattent avec hargne toute approche des langues parlées en Algérie qui les mettrait en relation avec des questionnements sur la société, l’homme et l’histoire. La politique de recherche du célèbre ex-Institut de linguistique et de phonétique de l’université d’Alger (fermé en 1985) dont le concept phare est «la technologie du langage» n’admettait que les travaux sur «l’arabe standard», car les dialectes autant que les pratiques langagières effectives sont déclarés impensables… Le département de berbère de l’université de Tizi-Ouzou avait interdit des thèses sur la société et la culture ou des thèmes généraux comme la philosophie du langage… La question du recueil de corpus oraux des pratiques linguistiques amazighes actuelles est tout aussi éludée par les berbérisants.

 

1- Tamazight et le domaine formel

 

Dalila Morsly affirme que le tamazight n’a jamais, depuis la période punique (-300 J.-C.), été utilisé dans le domaine formel. Ce fut le punique du temps de Massinissa, le latin durant la période romaine, le français durant la période française et enfin l’arabe scolaire durant la période d’indépendance (Morsly Dalila, 1996). C’est aussi le point de vue du sociologue algérien Mostefa Lacheraf (Lacheraf M., 1998). Le tamazight est toujours vivant et vivace. Soutenir après cela que le tamazight est une langue minorée et menacée (noter le singulier et le passif), dans l’absolu et non pas subséquemment à une situation sociologique et historique et à une politique linguistique de l’Etat indépendant, présuppose :

 

a- l’unicité du tamazight

b- que le tamazight est dans une position de victime

c- qu’un actant aurait délibérément décidé d’en faire ainsi

 

Il faut rappeler que cette situation (polynomie du tamazight et son exclusion du domaine formel) est le résultat d’une histoire et d’une dynamique sociologique où aucun actant responsable, fut-il un individu ou un Etat, n’est identifiable hormis durant la période d’indépendance que les promoteurs de la micro- sociolinguistique prennent bien soin de voiler en pérorant doctement sur la spécificité du phonème [Â] dans la prononciation kabyle.

 

 Présenter le tamazight comme la victime de l’arabe scolaire et de son expansion est encore une entorse au bon sens car il faut noter que cet arabe en particulier, circonscrit au domaine formel, ne s’oppose pas au tamazight, circonscrit au domaine personnel et quotidien dans les zones tamazightophones. Les Algériens ne parlent pas en arabe scolaire qui n’est aujourd’hui la langue maternelle de personne dans le monde arabe. K. Taleb Al-Ibrahimi affirme dans son enquête que : «L’usage de l’A.S. (arabe standard) s’amenuise au fur et à mesure que l’on s’éloigne des contextes formels, que l’on se rapproche des situations informelles » (Op. Cit. p 122). Les décisions politiques en la matière y sont impuissantes comme l’a constaté Yasmina Cherrad, autre sociolinguiste algérien de l’université de Constantine (cité supra) : «Malgré les nombreuses décisions et textes officiels rendant obligatoire l’utilisation exclusive de l’arabe standard moderne, les Algériens dans leurs pratiques quotidiennes agissent autrement. Devant cette réalité réfractaire, les autorités, par l’ordonnance de 1996, durcissent leur position en menaçant d’amendes et même de prison les contrevenants. Ces dispositions ne changent les habitudes ni des sujets parlants ni même des institutions qui ne se plient pas à la loi…».

 

On peut évidemment ergoter sur la notion d’arabe standard moderne, si chère aux sociolinguistes anglophones, tant les instruments de standardisation n’existent toujours pas pour cette variété : ni dictionnaire de référence commun et actualisé, ni grammaire moderne unifiée… Un autre spécialiste du Maghreb, Gilbert Grand-guillaume (Grand-guillaume, 2006) affirme : «Les langues quotidiennement parlées au Maghreb ne sont pas écrites, mais exclusivement orales : elles sont des variétés régionales, soit arabes soit berbères. Elles sont mises en opposition, principalement les parlers arabes, avec une langue essentiellement écrite (ou limitée oralement à des usages savants ou religieux), dite arabe classique ou littéraire. Cette opposition est universelle dans le monde arabe». Il ajoute, dans une mise en rapport du processus d’unification linguistique propre à la France et celui projeté dans les pays du Maghreb : «Il faut reconnaître que dans la lutte du français contre les “patois”, la langue dominante a trouvé la complicité de “la promotion sociale” qui s’attachait à l’abandon de la langue régionale. Il n’y a pas de phénomène analogue en ce qui concerne les pays du Maghreb […] D’autre part, les langues parlées sont l’objet d’un attachement renouvelé. C’est le cas du berbère (Chaker S., 1993), mais aussi des parlers arabes […] Ces parlers sont même “véhicules de la modernité” (Benrabah, 1993) et assument une sorte de conscience identitaire.» En effet, il ne faut pas oublier que l’algérien (la langue maternelle des Algériens, semblable à celui que parlent la plupart des Maghrébins) a été utilisé dans la création artistique notamment le théâtre de Kateb Yacine et de Alloula Abdelkader pour ne citer que ces deux piliers de la culture algérienne. Tout le monde sait l’influence qu’a la chanson chaâbi, et raï, chantée exclusivement en algérien. Le fait est là : la réalité sociolinguistique de la société algérienne résiste aux mystifications théoriques et toutes les politiques explicites et implicites menées par un courant idéologique de l’intérieur même de l’Etat et avec ses moyens. Tamazight, langue polynomique, n’est pas utilisé dans le domaine formel, autant que l’arabe algérien. Mais l’arabe scolaire n’est pas non plus utilisé dans le domaine personnel.

 

2- Situation sociolinguistique de l’Algérie : histoire et présent

 

En Algérie il existe un véritable malaise linguistique et identitaire. Les études sur ce phénomène ne sont pas nombreuses. Nous en citerons, à titre d’exemple, les travaux de : N. Toualbi, 2000 ; K. Taleb Al-Ibrahimi, 1995 ; D. Morsly, 1996 ; M. L. Maougal, 2000 ; Abdou El-Imam, 2000 ; Abderrezak Dourari (2003-b)) ; 2002 ; et 2011 ; Benrabah Mohammed, 1999.

 

L’Algérie historique, (vs. celle officielle des mythes panarabes) a toujours été un pays plurilingue. Il est difficile d’imaginer un pays aussi grand que le Maghreb (de la frontière égypto- libyenne jusqu’aux Iles Canaries, puis au sud, le Mali, le Niger, et la Mauritanie) avec des groupes humains vivants aux quatre coins, qui parlerait en dépit de cela une langue unique à une époque où les moyens de communication étaient rudimentaires !

 

L’amazighité originelle de cet espace n’est pas contestée mais est rarement prise en compte dans les discours et les décisions officiels. La diversité des variétés de tamazight sur cet espace commence à être acceptée comme un fait socio-historique et sociolinguistique normal y compris par les militants pro-berbères.

 

La langue arabe classique (celle du Coran, des cérémonies religieuses formelles et de la littérature savante) a fait sa pénétration dans cet espace très tôt chez certaines élites citadines sans qu’elle se répande dans la société. La conquête arabe sous couvert de l’islam n’a pu réussir qu’à la deuxième tentative (VIIIe siècle) mais les Arabes ne s’y installèrent pas en Afrique du Nord et laissèrent la gestion de leurs intérêts à leurs clients berbères. La venue des Banu Hilâl, puis des Banu Soleim et des Banu Ma’qil, qui a eu lieu bien après (XIe siècle), n’a pas grand-chose à avoir avec l’islam. C’est en raison de leur turbulence dans le califat fatimide, instauré grâce aux Berbères qui partirent de Bougie et fondirent le califat fatimide et sa capitale le Caire, que les Fatimides s’en débarrassèrent et les envoyèrent punir les Berbères qui avaient pris leur distance vis-à-vis du califat du Caire. Ils s’installèrent au Maghreb en nombre si peu réduit (des dizaines de milliers selon Camps, (1996, p 56) qu’ils n’ont pas pu bouleverser la démographie autochtone. Leur langue s’est répandue dans ce même espace dès le XIIIe siècle pour des raisons sociologiques et sociolinguistiques (G. Camps, cité supra ; W. Marçais, 1956). Camps nous dit que «cet arabe maghrébin est issu de la langue bédouine introduite au XIe siècle par les tribus hilaliennes, car ce sont elles, en effet, qui ont véritablement arabisé une grande partie des Berbères», p56).

 

Nous savons que cette hypothèse est nuancée par Abdou El- Imam qui pense que cet arabe maghrébin vient du punique (v. Abdou El-Imam, 2003). S’il n’est pas logique d’exclure la trop forte influence de l’arabe hilalien, on ne peut pas non plus exclure l’influence du punique et du berbère — langues déjà enracinées dans la société de l’époque et qui plus est sont de la même famille linguistique. La présence de traces importantes dans l’arabe maghrébin d’aujourd’hui l’atteste (v. Abdou El-Imam, cité supra). Une telle situation de bouleversement linguistique est un peu rare : Camps l’a soulignée fortement en disant : «C’est une étrange… et assez merveilleuse histoire que cette transformation ethnosociologique d’une population de plusieurs millions de Berbères par quelques dizaines de milliers de Bédouins.» (Ibid). Et plus loin : «Les apports successifs des Beni Soleim, puis des Mâqil, qui s’établirent dans le Sahara marocain, ne portèrent pas à plus de cent mille les individus de sang arabe qui pénétrèrent en Afrique du Nord au XIe siècle» (p57).

 

Notre hypothèse est que la différenciation des variétés de tamazight, parlées à l’époque, rendait ardue la communication et les transactions entre les locuteurs natifs. Une langue commune véhiculaire s’imposait. Choisir une parmi les variétés de tamazight n’était pas le choix idoine du fait de l’inexistence d’une force centralisatrice qui aurait réalisé une planification linguistique, mais aussi en raison du fait que cela aurait suscité des antagonismes comme la jalousie des cousins par rapport à celui dont la variété est retenue comme langue commune, car une symbolique est attachée à la position sociale et politique du détenteur de la norme. Cette situation a pu pousser d’une certaine manière au choix intuitif de l’arabe hilalien qui offrait bien des avantages (lingua franca) dont la parenté linguistique avec tamazight et le punique n’est pas des moindres. Ajoutons à cela le fait que ses locuteurs partageaient le même mode vie (bédouinisme, razzias…) que les Berbères de l’époque et que les Touareg continuaient à pratiquer il y a de cela très peu (on se rappellera les événements du Niger et du Mali dans les années 90). Le français et l’espagnol ont pénétré aussi pour des raisons de colonisation.

 

La langue des Banu Hilal, des Soleims et des Ma’qil, mêlée au berbère et au punique déjà là, a donné l’algérien ou le maghrébin (v. Abdu Al-Imam, cité supra) que parle une très grande majorité des locuteurs du Maghreb. Cette langue, produit devenu autochtone par le fait des diverses interpénétrations avec les variétés de tamazight locales et de l’histoire ancienne de sa naissance, a été et est toujours un facteur d’unification et d’identification de ces populations. L’arabe scolaire (dérivé moderne de l’arabe classique jadis utilisé dans le domaine formel arabe ancien comme la liturgie, la grammaire, la littérature…) et le français sont devenus pour des raisons historiques et symboliques des langues du domaine formel. La langue française a été utilisée en Algérie durant toute la présence coloniale française et a continué au-delà de l’indépendance. Des auteurs algériens dans cette langue ont connu la célébrité à l’image de Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun, Mohammed Dib, Jean El-Mouhoub Amrouche, Mostefa Lacheraf… Tahar Djaout, Assia Djebbar, Yasmina Khadra, Amin Zaoui… L’essentiel de l’élite algérienne qui a combattu la France coloniale était francophone, (même les Oulémas musulmans avaient des publications en français) et les textes de la Révolution algérienne (comme la Déclaration de 1er novembre 1954 et la plateforme de la Soummam, documents fondateurs de référence pour les Algériens) étaient rédigés en français.

 

Les mémoires des anciens combattants algériens cadres de la révolution sont aujourd’hui publiés en français. Il a fallu attendre les années 1970 pour que la politique d’arabisation commence à remettre en question, au plan légal, le statut dominant de la langue française dans la société algérienne. Aujourd’hui on connaît beaucoup d’auteurs, arabisants à l’origine, se convertir au français comme Mohammed Sari, Waciny Laredj… en raison de la faiblesse du lectorat en langue arabe scolaire et de la faiblesse des réseaux de diffusion mondiale. Toute situation linguistique n’est que la photographie d’un moment de l’histoire et ne peut prétendre à l’éternité.

 

II- La politique linguistique de l’Etat algérien par les textes : entre confusion identitaire et obsession de distinction du colonisateur

 

Y a-t-il une politique linguistique explicite et assumée de l’Etat algérien indépendant ? Toutes les constitutions algériennes ont insisté sur le statut de la langue arabe scolaire comme langue nationale et officielle de l’Etat algérien. Seule la Constitution remaniée de 2002 introduit un changement important en proclamant «tamazight est également langue nationale» mais pas officielle. Au regard de la pluralité des langues en usage en Algérie, on ne peut dire qu’il y a là une politique linguistique explicitement formalisée dans la mesure où est éludée la référence aux autres langues notamment le français et l’arabe algérien. La loi d’orientation sur l’éducation nationale (n°08-04 du 23/01/2008) qui définit les langues enseignées à l’école y compris les langues étrangères, oblitère l’arabe algérien et entretient la confusion en parlant de «la langue arabe» sans qualificatif (ce qui suggère l’identité de l’algérien et de l’arabe scolaire institutionnel).

 

Les ordonnances et lois sur la généralisation de l’arabisation (terme ambigu) montrent par défaut les choix effectués par le gouvernement.

 

En effet, la politique linguistique de l’Etat algérien peut être définie en creux à travers les dispositions légales suivantes : l’Ordonnance présidentielle de 1976, la loi 05-91 portant généralisation de l’utilisation de la langue arabe ; l’Ordonnance présidentielle 96-30 du 21/12/1996 modifiant et complétant la loi 91-05 du 16/01/1991 portant généralisation de l’utilisation de la langue arabe ; la Constitution amendée en 2002 ; et enfin la loi d’orientation sur l’éducation nationale de 2008.


La loi 05-91 prévoit dans son chapitre (IV) dispositions pénales (sic) des sanctions sévères contre ceux qui contreviendraient à la décision gouvernementale de généraliser l’utilisation de la langue arabe (art 29 à 35).

L’ordonnance 96-30 enfonce le clou et généralise davantage :

  •  son article 2 modifie l’article 11 de la loi 05- 91 comme suit : «Les échanges et les correspondances de toutes les administrations, entreprises et associations, quelles que soient leur nature, doivent être en langue arabe» ;
  • son article 4 modifie l’art 18 de la loi précédente ainsi : «Toutes les déclarations, interventions, conférences et toutes émissions télévisées doivent être en langue arabe». Il reconduit les dispositions pénales.

 

L’amendement, sous la pression des événements de Kabylie, de la Constitution algérienne en 2002, rehaussant la langue tamazight à la dignité de langue nationale à côté de la langue arabe, n’a entraîné aucun changement à ce dispositif légal et n’en a prévu aucun pour l’application de cette nouvelle disposition constitutionnelle. La loi d’orientation sur l’éducation nationale de 2008 est le dernier texte connu qui encadre la problématique des langues notamment à travers leur prise en charge dans le système éducatif.


Ce texte ne fait pas suite aux dispositions de la Constitution remaniée en 2002 hormis le fait de parler de l’enseignement de la langue tamazight sans en préciser les finalités, cependant. Il ne souffle aucun mot sur l’existence même de la langue arabe algérienne même sous le titre des «langues maternelles». Les «principes fondamentaux» qui doivent guider «la nouvelle politique éducative», énumérés dans les pages 7, 8, 9, 10 et 11 de ladite loi d’orientation, révèlent la posture sous-jacente quant à la perception officielle de l’identité et des langues en Algérie, notamment l’exclusion de l’arabe algérien et le rôle peu flatteur attribué à tamazight, soit tout ce qui fait l’algérianité : Au point 1 (p. 7) il est affirmé : «Il s’agit tout d’abord de favoriser la consolidation de la vocation de l’école comme vecteur de l’affirmation de la personnalité algérienne et de la consolidation de l’unité de la nation.» Plus loin, «l’école algérienne… tire ses fondements des principes fondateurs de la nation algérienne, principes inscrits dans la déclaration de Novembre 1954 ainsi que dans la Constitution et les différentes chartes dont la nation s’est dotée». «L’école doit à cet effet, contribuer à perpétuer l’image de l’Algérie terre d’islam, partie intégrante du Grand Maghreb, pays musulman, arabe, amazigh, méditerranéen et africain…» (p. 7).


L’amazighité n’est qu’une troisième «couche» identitaire en dépit du fait que, historiquement, c’est sur le socle amazigh que s’est construite la personnalité algérienne. Dans l’esprit du législateur, les Algériens étaient d‘abord musulmans, puis sont devenus arabes et enfin amazighs ! C’est l’ordre achronique de l’esprit mythique. L’expression «l’attachement à son héritage civilisationnel plusieurs fois millénaire», en ne mentionnant pas la nature de cet héritage, insinue une ambiguïté : on penserait à l’amazighité, mais il s’agit moins de cela que d’arabité et d’islamité puisque aussi bien il est mentionné (p. 8) que «les caractéristiques de la nation algérienne ont été ainsi façonnées par l’islam en tant que religion qui a conféré au peuple algérien la dimension fondamentale de son identité». Islam non seulement en tant que religion, mais aussi «en tant que modèle d’organisation sociale». Mais si l’islam sature tous les espaces et occupe légalement une position hyperotaxique dans l’école algérienne (v. El-Mestari Djilali, 2010) quel rôle est-il laissé à tamazight et à l’arabe algérien ?

 

(a) Islam et langue arabe scolaire

 

Le texte se donne là un contexte pour insister sur le lien entre la langue arabe scolaire et l’islam : «L’attachement à l’islam et aux valeurs de la civilisation arabo-musulmane avec sa composante fondamentale qui est la langue arabe.» (p. 9) Voilà donc. L’islam est une «dimension fondamentale » et la langue arabe est «une composante fondamentale». D’aucuns reconnaîtront ici l’idéologie diffusée massivement dans l’Est algérien par l’Association des oulémas (AOMA), puis partout dans le pays, où l’identité algérienne est réduite à l’islam et l’arabité (chaabou el-djazâ’iri muslimoun wa ila el-‘urubati yantassib, disait un célèbre poème de Ben Badis, chef de cette association mort en 1936 = «le peuple algérien est musulman et à l’arabité il appartient»), sous prétexte de lutte contre le charlatanisme au profit de l’islam vrai (salafisme). En dépit de son rejet de la lutte pour l’indépendance (pourtant principe fondateur de toute légitimité du pouvoir depuis l’indépendance), qu’elle avait théorisé par les deux concepts de «nationalité ethnique» (arabe), et de «nationalité politique» (française), jusqu’en 1956 où, après le Congrès de la Soummam, elle est forcée à se mettre dans les rangs, cette idéologie des oulémas n’a pas manqué d’imprégner le mouvement nationaliste y compris communiste (v. Mémoires de Chebih El-Mekki et de Ammar Ouzegane) sur la conception du système éducatif et même sur la pensée universitaire postindépendances. (Fanny Colonna, 2010, p. 31). On comprend ainsi pourquoi l’enseignement de l’arabe scolaire devient un enseignement apologétique bis du conservatisme religieux.

 

On a l’impression d’être au VIIIe et IXe siècles quand la constitution de la grammaire arabe classique ne servait qu’à encadrer l’interprétation et la compréhension du texte coranique, à la manière de la grammaire sanskrite. Aujourd’hui encore, on continue à considérer le corpus qui a servi à la formation de la grammaire arabe aux VIIIe et IXe siècles comme la seule référence, à croire que cette langue est une momie. Sa dictionnairique n’a pas évolué non plus (V. A. Dourari, 2010 ; Mohammed Benrabah, 2009 ; Latifa Al- Sulaiti et Eric Atwell, 2003).

 

(b) La langue arabe scolaire

 

Vient ensuite l’arabité (p. 9). «L’arabité en tant que langue, civilisation et culture s’exprimant à travers la langue arabe (quelle variété ?) premier instrument pour l’acquisition du savoir dans toutes les étapes de l’enseignement et de la formation.» Tout est dit. La langue arabe scolaire est préconisée comme la future langue unique du domaine formel. La concession consistant à insérer la langue tamazight dans les interstices législatifs est tellement visible : quand il est affirmé que «la langue arabe, au même titre que l’islam, constitue avec la langue amazighe le ferment de l’identité culturelle du peuple algérien et un élément essentiel de sa conscience nationale» (p. 9), on marque, dans la foulée, une présence de tamazight qui n’est, en bout de compte, que superfétatoire étant donné la lourde présence, maintes fois réaffirmée dans le texte, de l’islam et de la langue arabe scolaire. Elle n’est en tout cas qualifiée ni de «composante», ni «dimension fondamentale ». On a bien vu citer l’islam et la langue arabe tous seuls (dans un titre), mais tamazight a dû, pour être citée, être bien encadrée par l’islam et l’arabe scolaire. On ferme vite la petite fenêtre de tamazight pour recadrer sur l’arabe scolaire. «L’enseignement de la langue arabe doit être développé pour être une langue de communication dans tous les domaines de la vie et un instrument privilégié de la production intellectuelle. » (p. 10) […] «La promotion de l’enseignement de la langue arabe en tant que langue nationale et officielle et facteur de recouvrement de la personnalité algérienne.» (p. 10) La langue arabe doit par conséquent saturer tous les espaces de la communication quotidienne et de tous les domaines et même celui de la personnalité algérienne, censé être celui des caractérisations anthropologique et historique !

 

On se demande bien pourquoi il faut une loi de généralisation de l’arabisation, avec une composante pénale si l’Algérien est déjà arabe à la façon de l’arabe scolaire ! L’Algérien doit donc recouvrer sa personnalité, constituée essentiellement d’arabe scolaire et d’islam, qu’il aurait alors perdu ?! Si on ne nous explique pas quand cela s’est passé (c’est la période coloniale française qui est visée), on ne nous explique pas non plus pourquoi tamazight avec l’arabe algérien —véritable socle anthropologique et historique de la personnalité algérienne — visibles pour tous, n’ont pas de rôle à jouer dans ce nécessaire recouvrement de la personnalité algérienne perdue !

 

(c) Tamazight

 

«L’amazighité en tant que langue, culture et patrimoine» (p. 10) est le titre suivant censé nous éclairer davantage. Ce titre consacré à tamazight contraste fort avec celui concernant la langue arabe : «L’arabité en tant que langue, civilisation et culture.» Le terme civilisation ne concerne que l’arabe, reléguant tamazight à une simple affaire de patrimoine. Il n’est pas concerné par le «recouvrement» de la personnalité algérienne dont il s’agissait, nécessitant un effort de reconstruction intellectuel et matériel de la part de la nation, mais seulement un effort mnémonique. En déniant à tamazight le qualificatif de «civilisation », accordé à la «langue arabe», on révèle une sous-estimation de cette langue, culture et civilisation qu’est tamazight ou la berbérité. C’est là, en fait, une haine de soi (V. A. Dourari, 2003- b) constitutive des perceptions des classes dirigeantes issues du parti unique (FLN). Cette berbérité qui, concéderaient les thèses de cette classe politique, remonterait en fait à une souche yéménite, donc arabe ! (V. Dourari A., 1993 ; 2003 (b) ; M. Chafiq, 1989 ; Malika Hachid, 2001)… On nous dit plus loin qu’elle «est une composante intégrante de la personnalité nationale historique» et que «à ce titre, elle doit bénéficier de toute l’attention et faire objet de promotion et d’enrichissement dans le cadre de la culture nationale». Donc composante «intégrante» et non fondamentale ! Bonnes intentions, syncrétisme culturel ou ruse discursive ? Comment enrichir un patrimoine ?

 

On découvre au détour d’une expression qui a dû échapper à la vigilance des rédacteurs que les Algériens ont des «langues maternelles» différentes et qu’ils devraient tous avoir intérêt à renouer des liens avec cette langue tamazight. Cette opération se fera «notamment par l’enseignement de l’histoire ancienne de l’Algérie (et du Maghreb) de sa géographie et de sa toponymie » (p.10-11). Mais quelles sont-elles ces langues maternelles ? L’arabe scolaire en fait-il partie ? Ou s’agit-il aussi de tamazight et de l’arabe algérien ? «L’Algérien, nous dit cette loi, devra pouvoir apprendre cette langue nationale. L’Etat devra mettre en œuvre tous les moyens humains, matériels et organisationnels afin d’être en mesure de répondre progressivement à la demande partout où elle s’exprime sur le territoire national.» (p. 11) Beaucoup de conditionnels et de modalisations. Ce qui est sûr, c’est que l’enseignement de tamazight régresse à vue d’œil en termes du nombre d’écoles qui l’enseignent et au nombre d’élèves qui suivent cet enseignement sur le territoire algérien. On le voit bien, les langues maternelles des Algériens ne sont pas nommées. En plus, le fait de citer la langue arabe sans spécifier de quelle variété il s’agit (arabe algérien ou arabe scolaire) insinue que les deux sont confondues. La langue française, qui fait évidemment partie du paysage linguistique algérien, notamment du domaine formel, est passée sous silence (V. Merdaci Abdellali, 2011 : p. 08-09). Ce n’est que bien plus tard (en p14) qu’on en parle dans un chapitre consacré aux langues étrangères.

 

(d) Les langues étrangères

 

La question est abordée sous le titre «de développer l’enseignement des langues étrangères afin que l’élève algérien maîtrise réellement, au terme de l’enseignement fondamental, deux langues étrangères, tout en veillant à leur complémentarité avec la langue arabe…» Suivra un long argumentaire sur «l’ouverture» nécessaire de l’école et son «intégration au mouvement universel de progrès», puis sur la «tendance mondiale en matière d’enseignement dans un monde structuré autour de la communication et du»… Après avoir établi une véritable citadelle discursive autour de «la personnalité algérienne », faite d’arabe scolaire et d’islam «fondamentalement » et des traces mnémoniques de tamazight, le législateur a cru enfin pouvoir ouvrir les horizons pour participer au mouvement du monde en matière «d’éducation plurilingue».

 

Ce discours propitiatoire est censé légitimer l’enseignement des langues étrangères. Ainsi est-il affirmé qu’une «politique rationnelle et avisée des langues étrangères qui tienne compte des seuls intérêts de l’apprenant algérien et de la place de l’Algérie dans le concert des nations, doit être mise en œuvre pour pouvoir accéder à la science, à la technologie et à la culture universelle» (p.15). Puis une assertion lourde de sens : «le monolinguisme ne peut contribuer au développement du pays», car, affirme-t-il, «il ne permet ni l’ouverture sur le monde ni l’accès aux savoirs et aux connaissances scientifiques élaborées ailleurs…». On voit très bien le syncrétisme auquel le législateur a été contraint. Concilier deux tendances contraires : le repli sur un soi mythique avec l’obligation de la généralisation du monolinguisme à base d’arabe scolaire et l’ouverture sur l’autre et sur les sciences avec le plurilinguisme. Sous le chapitre dispositions communes (p41) il est affirmé dans l’article 33 que «l’enseignement est dispensé en langue arabe à tous les niveaux d’éducation, aussi bien dans les établissements publics que dans les établissements privés…». Dans l’article 34, il est affirmé que «l’enseignement de la langue tamazight est introduit dans le système éducatif pour répondre à la demande exprimée sur le territoire national. Les modalités de cet article seront fixées par voie réglementaire» (p43). Quant à l’article 35, il stipule que «l’enseignement des langues étrangères est assuré dans des conditions fixées par voie réglementaire ». La loi n’a pas jugé utile d’expliciter, comme c’est le cas pour la langue scolaire, les modalités d’enseignement de tamazight et des langues étrangères. Un autre moyen par lequel est creusé le déséquilibre entre les langues dans le système éducatif algérien au profit de la langue arabe scolaire en dépit des déclarations d’intention sur le plurilinguisme et sur la demande d’enseignement de tamazight sur le territoire national.

 

(e) Les institutions de prise en charge des langues

 

La politique linguistique se lit aussi de manière plus concrète à travers le dispositif institutionnel mis à disposition des langues, notamment celles de l’arabe scolaire et de tamazight. La langue française et la langue arabe scolaire sont prises en charge notamment à travers un grand nombre d’institutions universitaires (départements universitaires spécialisés) à travers le territoire national. L’essentiel de la presse écrite se fait en langue arabe scolaire et en français, ce qui donne à leur présence un caractère imposant dans la sphère des médias («médiasphère» comme logosphère visible et audible) et dans la société. La langue arabe scolaire jouit en plus d’une académie (AALA) et d’un conseil supérieur (CSLA) sous tutelle de la présidence de la République. Tamazight est par conséquent le parent pauvre. Le Haut- Commissariat à l’amazighité, institution symbolique et politique sous tutelle de la présidence de la République, n’a plus de haut-commissaire depuis plusieurs années. Le CNPLET est mis sous tutelle du ministère de l’Education nationale, institutionnellement non concerné par la recherche scientifique, et ne peut effectivement pas recruter des chercheurs.

 

(1) Les langues nationales :

 

Les langues nationales, arabe scolaire et tamazight, ne sont, cependant, pas servies de manière équitable par l’Etat : La langue arabe, mieux dotée que sa sœur jumelle, est enseignée partout et toutes les matières sont enseignées en elle. Outre les académies et institutions culturelles et religieuses internationales et des autres Etats arabes, elle dispose en Algérie d’une académie, d’un conseil supérieur, de plusieurs départements universitaires et de centres de recherche pluridisciplinaires relevant soit de la présidence de la République soit de l’enseignement supérieur… Elle dispose aussi du puissant et omniprésent réseau de mosquées et d’un puissant lobby comme l’association de défense de la langue arabe. Tamazight, sa sœur nationale, ne possède ni académie, ni conseil supérieur (dont les décrets de création ont été déprogrammés du conseil des ministres en 2008), ni des centres de recherche relevant du MESRS. Elle n’est servie que par un haut-commissariat (HCA) sans haut-commissaire, un centre de recherche relevant de l’éducation nationale (CNPLET)la recherche est statutairement impossible (EPA), et de trois instituts universitaires de tamazight à Tizi-Ouzou, Bouira et Béjaïa ! Pourtant, c’est tamazight qui a le plus besoin du soutien de l’Etat par des institutions scientifiques compétentes, statutairement et financièrement outillées à cet effet ! L’élévation de tamazight, sous pression au rang de langue nationale en 2002, n’a eu aucun effet sur les modes de sa prise en charge institutionnelle. La régression de l‘enseignement de tamazight (V. Dourari A., 2011-b ; et entre autres le dossier de la Dépêche de Kabylie, quotidien national du 26/09/2011) est un autre problème induit de la politique d’enseignement non méthodique de cette langue ! En Algérie, cette langue non normalisée est précipitamment introduite dans le système éducatif. Les atermoiements quant à la création de centres d’aménagement de cette langue dénotent de la facticité de cette opération. Pour comparaison, le Maroc a installé l’Ircam (Institut royal de la culture amazighe en 2003) comprenant sept centres universitaires spécialisés dans la prise en charge de cette tâche ! Ces centres, regroupent des chercheurs de haut niveau et sont dirigés par des professeurs universitaires de haut rang. Aujourd’hui, tamazight est en passe de devenir la deuxième langue officielle du royaume. La Libye et la Tunisie sont en passe de reconnaître leur amazighité.

 

(2) Les langues étrangères

 

Les langues étrangères sont d’une nécessité impérieuse pour le développement économique et scientifique du pays. C’est le moyen le plus sûr et le plus rapide pour être en phase avec l’évolution de la pensée scientifique et philosophique dans le monde, car le monde dit arabe ne produit plus ni sa pensée, ni sa science, ni encore moins son pain. Il a quitté le monde du savoir depuis le XVIe siècle, a tenté une reprise au XIXe. Siècle dans cette fameuse Nahdha, puis est vite retombé dans la léthargie (M. Arkoun, 2007). Le renforcement de l’apprentissage/enseignement des langues étrangères les plus proches de l’espace géostratégique algérien et les plus développées dans le monde (le français, l’anglais, l’espagnol, l’italien, l’allemand…) permet d’être à jour en matière de documentation scientifique sans passer par le filtre déformant et retardant de la traduction, elle-même quasi inexistante dans le monde dit arabe. Le renforcement de la maîtrise de la langue arabe scolaire (institutionnelle) permet de faciliter la communication entre les scientifiques arabisants et francisants. Il permet aussi la plus grande socialisation des savoirs scientifiques et de l’esprit rationnel dans la société. La mise en rapport de cette langue avec des contenus pédagogiques rationnels de son histoire et de celle du monde développé contemporain ainsi que la modernisation des méthodes de son enseignement, loin des rigidités idéologiques, lui permet d’être plus attractive pour les apprenants (V. Dourai A., 2007). Ainsi donc, en intégrant les éléments de la politique linguistique ci-dessus, une corrélation sera établie entre la politique linguistique et la politique éducative et culturelle de l’Etat.

 

III) Perspectives : Pour une politique linguistique rationnelle, plurilingue et citoyenne

 

a) Les langues algériennes : éléments pour un débat

 

En mars 1990, lors d’un colloque de l’université d’Oran sur les dialectes en Algérie, j’avais soutenu qu’il s’agissait d’enseigner, après l’avoir normalisée, chaque variété de tamazight à part. Une académie s’occuperait de l’aménagement de cette langue polynomique. Elle suivra un processus qui consisterait à instituer une variété normalisée commune pour le domaine formel ; en ne s’écartant jamais des demandes sociales et prendra le temps nécessaire à cela. Mais ce n’est malheureusement pas la seule question de l’unification qui est posée. Les contenus des enseignements, les manuels, les dictionnaires… le sont aussi et un gros effort doit être consenti dans ce sens pour réussir à recouvrer son être, son identité réelle, non pas pour s’y recroqueviller narcissiquement, mais pour mieux s’en libérer et aller de l’avant avec un certain sentiment d’apaisement. En raison du retard épistémique accumulé autant par l’arabe scolaire que par tamazight et le maghribi, la modernité nécessaire et urgente à la pérennité de la nation passe par la langue française ; car c’est la langue de modernité qui est la plus ancrée dans le tissu social algérien et maghrébin. Les Mexicains, les Cubains, les Brésiliens…, ce qu’on appelle l’Amérique latine, parlent l’espagnol ou le portugais, variétés latines de leurs ex-occupants. Kateb Yacine disait : «Je voudrais dire aux Français, en français, que je ne suis pas français. Cette langue qui est loin d’être une langue de colonisation et est plus qu’un tribut de guerre, a servi d’instrument de guerre contre le colonisateur français – la colonisation n’étant pas réductible à la seule question linguistique, des Français «de souche» se sont sacrifiés pour la libération de l’Algérie. La politique linguistique d’arabisation, dont les contenus et les références sont inscrits explicitement dans le conservatisme et l’archaïsme a échoué. Elle a servi surtout à empêcher les Algériens d’accéder à la littérature scientifique et rationnelle produite dans la langue française et sa littérature autant que dans la langue arabe classique elle-même où l’avantage a été donné aux sources documentaires propices au conservatisme et au fanatisme religieux. Le français, du fait de son enracinement dans la société, a de fait le statut de langue seconde en Algérie pour le domaine formel. Le choix d’une langue d’accès à la modernité ne relève pas du caprice. Il n’y a pas d’hésitation possible entre l’anglais et le français d’un point de vue objectif, car on ne choisit pas une langue comme on choisirait des légumes sur les étals d’un vendeur. L’anglais, l’espagnol ou le français sont des langues presque au même niveau de développement. L’arabe scolaire aujourd’hui est comme un coureur qui n’arrive pas à se qualifier pour la compétition. L’Algérie n’est pas une société homogène linguistiquement, contrairement à ce que présupposent les textes portant sur la langue nationale et officielle (l’ordonnance de 1976 portant système éducatif algérien, loi 91-05 du 16/01/1991 portant généralisation de la langue arabe, l’ordonnance de 1996 du 21/12/1996 relative à la généralisation de l’usage de la langue arabe scolaire et la loi d’orientation scolaire de 2008), même si une langue, le maghribi ou l’algérien, est parlée par la majorité. La société algérienne, pas plus que les autres sociétés du monde, n’a pas besoin d’être homogène aux plans linguistique et culturel même si l’on note aussi l’universalisation des cultures (V. Dourari A., 2003-a). Cependant, toutes les sociétés développent des langues véhiculaires. L’Algérie possède l’arabe algérien très proche à se confondre avec le marocain et le tunisien. Les autres variétés existeront toujours et pour longtemps en coexistence pacifique si elles ne sont soumises à aucune agression (v. A. Dourari (s/d), 2002). Distinguer, en pensée, la pluralité linguistique de l’unité politique (cf. Dourari A., 1996/1997), la religion de la langue… comme on distingue entre pluralisme politique et unité nationale, et cette dernière des modes d’organisation politique et étatique. L’Iran est musulman sans avoir jamais abandonné le persan… C’est un problème civilisationnel. Les Iraniens avaient, avant l’islam, une civilisation brillante : celle des Sassanides qui a produit une pensée scientifique et culturelle et un Etat structuré. Le mouvement dit de la «chou’oubiyya» (ethnisme) est né d’abord en Iran. Il prônait l’autonomie des identités ethniques par rapport à la religion. Les Bulgares, les Turcs, les Tchétchènes… n’ont pas eu non plus à abandonner leurs langues pour être musulmans. Les Arabes, même à les prendre pour un tout homogène, ne représentent aujourd’hui qu’une infime proportion des musulmans. La population maghrébine, amazighe dans sa quasi-totalité, a continué, quant à elle, à pratiquer sa langue tout en adoptant inconsciemment l’arabe maghrébin dans la foulée des événements sociologiques et transactionnels courants : il leur fallait une langue commune neutre, une lingua franca !

 

b) Linéaments pour une politique linguistique plurilingue et citoyenne

 

L’apaisement identitaire relatif à cette dimension historique, anthropologique, culturelle, linguistique et sociale de l’algérianité (socle amazighe multimillénaire) ne peut provenir que d’une prise en charge sérieuse et scientifique de tamazight, et des autres langues en usage en Algérie. La politique linguistique, autant que celles culturelle et éducative actuelles, imprégnée de l’idéologie arabo-islamique du PPA-MTLD (qui avait le prétexte d’un contexte historique particulier) et de l’Association des oulémas, continue d’affaiblir la loyauté à l’égard de la communauté nationale et politique. La nécessité d’une politique linguistique en cohérence avec une politique éducative est pressante. Elle permet d’avoir une vision globale cohérente de la situation linguistique du pays, des objectifs visés par étape ainsi que l’intégration de la demande linguistique et culturelle dans un système éducatif qui devra être lui-même sous-tendu par la volonté de construire un esprit rationnel et scientifique (savoir et savoir-faire) couplé à une éthique citoyenne moderne (savoir être). Cette politique linguistique fondée sur le pluralisme, en harmonie avec le pluralisme politique, articulera les langues du domaine formel (le français et l’arabe scolaire) avec celles relevant du domaine personnel (les variétés de tamazight et celles de l’arabe algérien-langues parentes) compte tenu de leurs fonctions sociales différenciées et évolutives. Ces langues doivent pouvoir être étudiées et développées autant que possible. Elles doivent pouvoir être introduites progressivement dans certaines sphères du domaine formel. Les institutions universitaires et scientifiques doivent inscrire et publier des recherches (thèses et mémoires) sur et dans ces langues notamment dans les instituts de langues arabe scolaire, tamazight et même des langues étrangères (thèses de science du langage, de sociolinguistique, et de linguistique…). Le faux rapport d’exclusion postulé et entretenu entre pluralisme linguistique et unité nationale fait écran à l’émergence d’un regard apaisé et objectif de la réalité et des projections possibles. La société étant plurilingue, il est normal qu’une autre politique linguistique soit mise en œuvre autour d’un ensemble de priorités (V. A. Dourari, 2010 -b). Une planification linguistique est nécessaire pour tenir compte des demandes identitaires, de celles du développement et de la mondialisation. En Algérie, cette politique devra distinguer les domaines d’usage des langues selon les critères socio-fonctionnels entre :

 

(1) Le domaine formel, où le français et l’arabe scolaire dominent et ne pourront être détrônés dans un proche avenir même si l’Etat doit aménager une plus grande place pour l’espagnol, présent à l’ouest du pays, et qui prend une envergure internationale. Penser à une meilleure prise en charge de l’enseignement de l’anglais et des autres langues méditerranéennes. La modernisation de l’enseignement de l’arabe scolaire (V. A. Dourari, 2007) doit aussi figurer parmi les priorités de l’Etat afin de le remettre en contact avec son héritage rationnel ancien et nouveau dont les conservateurs l’ont mutilé.

 

(2) Le domaine personnel et intime, où il s’agit de répondre rationnellement à la demande sociale d’émancipation des langues algériennes, notamment des variétés de tamazight, et de l’arabe algérien (variante du maghrébin) qui représente l’originalité algérienne et maghrébine. La reconnaissance par l’Etat, autant que par les chercheurs, de l’amazighité du Maghreb, de l’algérianité et de la maghrébinité culturelle et linguistique du pays, permet de recomposer le puzzle identitaire millénaire, d’un côté, et le paysage géopolitique et géoculturel des Algériens et des Maghrébins, d’un autre côté. L’officialisation de la reconnaissance des langues autochtones apporte des solutions au malaise identitaire et linguistique. La pluralité des variétés de tamazight ne pose pas un problème insoluble à son enseignement. Il est vrai que la politique linguistique d’un Etat découle en droite ligne de la politique générale de celui-ci. La mise en œuvre d’une politique linguistique et culturelle d’intégration du pluralisme algérien de fait (Cf. A. Dourari, 1997) ouvert sur la modernité et la citoyenneté est une urgence. Le déni identitaire observé par les différents gouvernements algériens depuis l’indépendance, par l’imposition arbitraire de la politique d’arabisation dont l’un des objectifs avérés est de gommer tamazight et d’obstruer toute fenêtre sur la modernité, a incrusté dans les esprits une attitude de réactance viscérale à tout ce qui est officiel. Des kabylophones, pour prévenir la disparition de la langue kabyle, selon eux, vont jusqu’à mettre en place un parti kabyle (Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie) et récemment même un gouvernement provisoire kabyle. Dans ce contexte, une séparation symbolique graphique de tamazight (la graphie latine est largement diffusée en Kabylie parmi les élites et suscite un puissant soutien), qui la singulariserait de la langue arabe scolaire et de l’arabe algérien (largement diffusées en Algérie), est un pain béni pour les défenseurs de l’autonomie de la Kabylie. Le rétrécissement de la sphère tamazightophone sous l’effet de la progression rapide de la sphère de l’arabe algérien devenu, depuis le XIIIe siècle selon G. Camps, la langue commune véhiculaire des Algériens et même des Maghrébins, ajoutée à la peur d’une glottophagie imminente pousse les élites kabylophones à tenter de masquer tout trait de ressemblance de tamazight avec l’arabe (la graphie entre autres) à commencer par l’expurgation de tout le lexique emprunté à la langue arabe et à augmenter les signes de différenciation linguistique. Ce processus glottophage est loin d’être une vue de l’esprit puisqu’on le constate au Maroc aussi d’après Mostefa et Peter Behnsthedt, (Benabou, 2003) qui déclarent : «Il est vrai que la communication entre berbérophones du Sûs et ceux de Jerada passe avec quelques difficultés. La population arabophone aussi est venue d’un peu partout. Tout ce métissage favorise l’usage de l’arabe. De ce fait, certains Sûsi se sont complètement arabisés.» (p. 110)

 

IV) Pour ne pas conclure

 

Tamazight est une langue polynomique. Quelle variété doit être standardisée et comment pour devenir la langue commune des tamazightophones (est-ce possible et est-ce nécessaire ?) sans soulever de réactions de rejet de la part des locuteurs des autres variétés ? Ou alors faut-il consacrer chaque variété quitte à risquer de pérenniser leur différenciation ? En fin de compte, le problème a été compliqué au plus haut degré, et le travail scientifique futur sur l’aménagement de tamazight consistera d’abord à disjoindre la demande linguistique et culturelle objective des représentations idéologiques sous-jacentes qui obscurcissent la problématique et nourrissent le conflit. Au niveau macrosociologique et, probablement, à celui de son corollaire, la philosophie politique, il s’agit de s’interroger sur les modalités d’intégration de tamazight dans un Etat unitaire. Il s’agit aussi de se demander comment intégrer tamazight dans le domaine formel sachant que celui-ci est déjà occupé par l’arabe scolaire et le français dans un contexte de globalisation économique et linguistique, d’un côté, et de s’interroger sur les nouvelles fonctionnalités de cette langue, de l’autre. Ne faut-il pas reconnaître explicitement le rôle prépondérant réel du français dans les domaines élaborés ? Quel type de gouvernance mettre en place afin d’éviter les frustrations et les identités de repli sur soi. La démocratie linguistique ira main dans la main avec la démocratie politique et sociale. La démocratie politique et culturelle apaisera les tensions idéologiques liées à l’amazighité, à l’arabité et à la religion. Il s’agit d’une question de gouvernance moderne.

 

A. D.

 

 

* Professeur des sciences du langage, Université d’Alger 2, directeur du CNPLET*/MEN/ Algérie.

 

 

Source de cet article :


http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2011/10/25/article.php?sid=124924&cid=41

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article