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Reprendre la Parole !

Patriote ALGERIEN démocrate et laïc, Républicain attaché au progrès et à la justice sociale. Farouchement jaloux de ses droits et pleinement engagé pour leur défense.

MOHAMED CHAFIK MESBAH AU SOIR D’ALGÉRIE

Actualités : MOHAMED CHAFIK MESBAH AU SOIR D’ALGÉRIE

«Autant que possible il faut tenir l’armée loin des démons de la politique»

 

 

 

Pour analyser les récents développements intervenus sur la scène nationale, nous avons sollicité le concours de notre ami Mohamed Chafik Mesbah qui a bien voulu répondre à nos questions à travers l’entretien que nous publions. Voici la première partie de cet entretien.

 

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Le Soir d’Algérie : La conjoncture politique nationale connaît des évolutions importantes qui nous renvoient, cependant, à des interrogations qui se rapportent aux origines de la crise politique que traverse, encore, le pays. Commençons par l’arrivée au pouvoir de Abdelaziz Bouteflika. En 1999, l’actuel président de la République avait accédé au pouvoir grâce à l’appui déterminant du Commandement militaire. Depuis lors, s’est-il affranchi de cette tutelle ?

 

Mohamed Chafik Mesbah : Sur le plan formel, comme sur le plan pratique, le président Bouteflika s’est, incontestablement, affranchi de cette tutelle. La démission de l’ancien chef d’état-major de l’ANP, le général Mohamed Lamari, a constitué un véritable tournant dans les rapports de M. Bouteflika avec l’institution militaire. Le général Mohamed Lamari, avec sa personnalité exultante, était le seul officier capable de s’opposer frontalement au chef de l’Etat. Ce départ qui a sonné le glas de ce que nous pourrions appeler «le commandement politique» a ouvert, aussi, la voie aux jeunes officiers qui ont pu accéder aux postes de commande dans les unités de feu et des services. Ces jeunes officiers dotés d’une solide formation militaire et technique sont fermés, aussi bien, aux sirènes de la politique. En résumé, l’autorité du président de la République sur la hiérarchie militaire ne souffre pas de contestation. Les propos rapportés par WikiLeaks sur la question ne sont pas erronés.

 

L’institution militaire a subi des évolutions substantielles depuis l’accession au pouvoir du président Bouteflika. Quel bilan dressez-vous de ces évolutions ?

 

Redoutable tacticien, le président Bouteflika, sitôt parvenu au pouvoir, a vite fait de comprendre qu’il était urgent de se défaire d’un commandement militaire qui manifestait une trop forte propension à interférer dans le champ politique. Ce choix lui semblait d’autant plus nécessaire qu’il ne lui fallait pas rester tributaire d’une hiérarchie à qui il devait son intronisation. M. Bouteflika a agi, intelligemment, en trois étapes successives. Première étape, de manière pacifique et presque consensuelle, il a poussé vers la sortie les chefs militaires qui pouvaient le plus porter ombrage à son pouvoir, il s’agit des chefs appelés communément «janviéristes» par référence à l’interruption du processus électoral en janvier 1992. Deuxième étape, il a placé les chefs militaires restés en activité dans une position de rivalité potentielle au sommet de la hiérarchie, les contraignant, en permanence, à livrer des combats épuisants et sans fin où ils se neutralisent mutuellement. Troisième étape, il a favorisé l’émergence aux postes de commandement les plus sensibles de jeunes officiers compétents et ne traînant pas d’antécédents professionnels ou moraux fâcheux. Le bilan peut être jugé positif, sauf que l’indispensable clarification de la doctrine de défense, notamment, en matière de définition des rapports de l’armée à la société et de détermination des menaces étrangères, n’a pas suivi.

 

Pourquoi le DRS a-t-il été soumis à une politique différente ?

 

Le président Bouteflika, déjà méfiant par instinct vis-à-vis de l’institution militaire, l’a été encore plus par rapport aux services de renseignement. Pourquoi, alors, n’a-t-il pas agi semblablement pour «le corps de bataille» et les services de renseignement ? Premièrement, c’est, vraisemblablement, son état de santé qui l’a conduit à réviser l’ordre de priorités dans sa démarche. La réorganisation des services de renseignement, étant donné les menaces pressantes apparues contre le régime, ne pouvait plus constituer une urgence. Deuxièmement, le président Bouteflika, ne disposant ni de véritables relais politiques pour s’adresser à la population ni d’appareils de coercition efficaces pour les substituer au DRS a dû estimer préférable, selon toute éventualité, de conserver en l’état les services de renseignement pour s’en servir comme arme de dissuasion. Troisièmement, enfin, le président Bouteflika pourrait avoir considéré que le DRS, confronté à des difficultés d’adaptation dans un environnement de plus en plus hostile, finirait par perdre, de lui-même, de son influence. N’oublions pas, également, que le président Bouteflika s’est assuré d’un certain répit en découplant, depuis l’élection présidentielle de 2004, état-major de l’ANP et services de renseignement. L’état-major devenait, en effet, aveugle face à la société politique tandis que le DRS ne pouvait plus disposer du socle de l’état-major sur lequel il avait pour habitude de s’appuyer. Nonobstant toutes ces considérations, M. Bouteflika doit garder présent à l’esprit, néanmoins, l’ambition symbolique qui lui est prêtée de vouloir laisser pour l’histoire l’image du chef de l’Etat qui aura normalisé toutes les institutions du pays, y compris le DRS.

 

Quelle influence exerce le DRS sur la prise de décision stratégique en Algérie ? S’agit-il, comme il se dit, d’un pôle concurrent au cercle présidentiel ?

 

Dans le contexte politique et institutionnel actuel, il n’existe aucun contre-pouvoir réel à celui du chef de l’Etat. Au plan formel, le président de la République, aux termes de la Constitution, dispose d’un pouvoir sans limites. Le processus de prise de décision connaît, cependant, sur le plan pratique, de sérieuses défaillances aggravées, à présent, par l’indisponibilité chronique de M. Bouteflika. Il en résulte un fonctionnement atrophié du gouvernement et de l’administration. Le DRS, la force de pesanteur jouant, conserve, certes, une certaine efficacité qui lui permet d’exercer une influence relative sur le cours des choses. Pas au point, toutefois, d’engager une démarche d’obstruction à la volonté du chef de l’Etat. Le DRS ne dispose pas, faut-il le souligner, d’un projet alternatif à celui du président de la République. Il existe bien au sein des services de renseignement, chez de nombreux cadres du DRS, des réminiscences du passé, une réserve de culture patriotique vivace qui les pousse à nourrir du ressentiment face aux scandales de grande corruption ou à cultiver un attachement viscéral à la cause du peuple sahraoui. Cela ne constitue pas la matrice d’un projet alternatif à celui du président de la République.

 

Comment expliquez-vous que le DRS, service secret militaire, se soit substitué à la police et au juge d’instruction dans les enquêtes sur la corruption au sein de Sonatrach ?

 

Il ne faut pas se voiler la face. Le DRS est l’héritier des services de renseignement de la période du parti unique, lesquels disposaient d’une expertise éprouvée dans les investigations complexes à propos de ce qui était connu sous le libellé de «crimes économiques». Il est certain que le DRS a, toujours, accumulé la documentation relative aux graves anomalies de gestion. Cette mission de prévention des atteintes à l’économie nationale ressortit des attributions confiées, officiellement, au DRS et n’a jamais été absente du plan de charges des services de renseignement. C’est, d’ailleurs, l’exploitation des données recueillies par ces services de renseignement qui a grandement facilité les enquêtes opérationnelles qui ont été menées. Des enquêtes qui ne pouvaient être confiées à la police, mal outillée pour ces lourdes infractions sur lesquelles, de surcroît, pèsent, parfois, des présomptions d’intelligence avec l’étranger. Dès sa saisine, le juge d’instruction, jusqu’à preuve du contraire, a contrôlé les procédures engagées. C’est ailleurs que se situe le problème. La question pertinente consiste à s’interroger, en effet, sur l’étendue de la marge de manœuvre dont a disposé le DRS à propos d’enquêtes déclenchées avec l’aval du chef de l’Etat, si ce n’est sur son initiative. A présent, c’est la justice qui est en charge de ces enquêtes. A voir le niveau subalterne des responsables mis en cause ainsi que les suites judiciaires réservées, il est permis de supposer que la véritable lutte contre la corruption ce n’est pas demain la veille.

 

En perspective de cette transition démocratique que vous considérez comme une issue fatale, quel avenir en Algérie, pour le DRS, en termes de missions, de structures et de cadres ?

 

Le leitmotiv d’une éventuelle réorganisation des services de renseignement pourrait être le suivant : «protéger la société, non pas la contrôler». Trois axes de déploiement peuvent être envisagés. Premièrement, au plan de la doctrine, il s’agira de consacrer la subordination des services de renseignement aux instances politiques. Un plan national de renseignement doit être élaboré par le gouvernement et soumis, dans son exécution, au contrôle du Parlement. Deuxièmement, au plan organique, il s’agira d’adopter une configuration qui prévienne l’exercice monopolistique de la fonction de renseignement. Cette fonction doit être répartie entre différentes structures spécialisées, placées elles-mêmes sous des tutelles distinctes. Naturellement, sans préjuger de la coordination fonctionnelle à instaurer entre ces différentes structures. Troisièmement, au plan humain, il s’agira d’ouvrir, résolument, les portes des services de renseignement à l’élite parmi l’élite du pays pour remplacer une composante humaine, en partie déficiente. Après quoi, il faudra maintenir, sans désemparer, le cap dans cette direction. Cette réorganisation pourra-t-elle se dérouler, pacifiquement, dans un climat de sérénité approprié? Ce sera l’un des défis majeurs de la transition démocratique à venir.

 

Enfin ! c’est là une vision idyllique des choses que vous envisagez. Que faites-vous du contexte et de l’environnement hostiles au DRS ? Oubliez-vous que l’opinion publique, à tort ou à raison, considère que les services de renseignement sont la source de tous les blocages en Algérie ? Ne pensez-vous pas que le chef du DRS constituera, fatalement, une victime expiatoire lorsqu’il s’agira de passer d’une phase à l’autre dans le processus qui se dessine ?

 

Sans doute, en effet, faudra-t-il beaucoup de conviction, de ténacité et d’intelligence à ceux qui seront en charge de cette œuvre historique. Il existe, comme vous le soulignez, un contexte et un environnement, au plan national comme international, plutôt défavorable au DRS. L’environnement international, tout d’abord. Les puissances étrangères, concernées par l’état des lieux en Algérie, apprécient que les services de renseignement soient un facteur de stabilisation de la situation interne, en termes de sécurité. Ils préféreraient, cependant, qu’ils ne soient pas agissants contre leurs intérêts essentiels dans le pays. Il existe, également, au plan national, une sourde hostilité contre le DRS de la part de ce qu’il est convenu d’appeler «le cercle présidentiel» constitué de responsables apparents mais aussi d’une pléthore d’hommes d’affaires et de spéculateurs évoluant autour desdits responsables mais dans l’opacité. Les services de renseignement, notamment depuis l’éclatement des affaires de grande corruption, sont considérés par ces hommes d’affaires comme des obstacles à l’accaparement vorace des richesses nationales, des empêcheurs de «tourner en rond». Sur un registre presque analogue, tout ce qui s’apparente à l’opposition tire à boulets rouges sur le DRS, assimilé comme vous le dites à une source absolue de blocage. Il existe, enfin, au sein de l’opinion publique nationale un ressentiment, plus ou moins objectif, vis-à-vis des services de renseignement, hérité des décennies écoulées. Bien que l’influence prêtée aux services de renseignement paraisse exagérée, il serait ridicule de nier ce contexte et cet environnement hostiles. A défaut de recourir à la démarche consensuelle, précédemment décrite, pour engager le processus de réorganisation des services de renseignement, faut-il se résoudre à décapiter ces services et à présenter à l’échafaud leurs cadres ? Cette vision nihiliste de la réforme des services de renseignement est parfaitement infantile. La lucidité et la raison devraient prévaloir auprès des responsables futurs de l’Algérie lesquels devraient s’assurer des voies et moyens à même de garantir l’aboutissement, en parfaite condition, du processus démocratique engagé. Aucune nation, aucun Etat ne peut se passer de services de renseignement adaptés, cependant, au contexte institutionnel de l’époque.

 

Bien des fantasmes se nourrissent des exploits prêtés aux services de renseignement algériens. C’est ainsi que l’ancien ambassadeur français à Dakar, l’écrivain Jean-Christopher Rufin, affirme, dans son dernier roman Katia, que le DRS est le service de renseignement le plus performant en Afrique du Nord. Faut-il le croire ?

 

Pourquoi le plus performant au niveau de l’Afrique du Nord seulement ? Il fut un temps où les services de renseignement algériens étaient craints pour leur efficacité partout à travers le monde. Par rapport à leur capacité à contenir les activités d’intelligence étrangère dans le pays et par leur efficience dans l’appui apporté aux mouvements de libération en Afrique et de résistance démocratique en Amérique latine. Sans doute le DRS a-t-il subi le contre-coup de la lutte contre le terrorisme au profit de laquelle il a mobilisé toutes ses ressources. Un potentiel résiduel subsiste, cependant, qu’il suffit de canaliser vers les missions liées aux impératifs stricts de sécurité nationale, en le dotant de moyens logistiques et techniques adéquats.

 

La conduite de l’armée algérienne en cas de déclenchement d’un soulèvement populaire devenu incontrôlable nourrit toutes les supputations. Quelle est l’hypothèse qui vous paraît la plus probable ?

 

La réponse exige, sans doute, que soit détaillé, encore plus, le profil des jeunes officiers qui a été évoqué précédemment. Issus des écoles de cadets de la Révolution ou des universités, ces nouveaux chefs militaires sont habités, en effet, par une conviction patriotique qui les prédispose à venir au secours d’une Algérie en péril. Face à une situation de chaos potentiel, l’armée algérienne adopterait un comportement semblable à celui des forces armées égyptiennes. Ce comportement pourrait même pencher encore plus vers les attentes populaires.

 

Est-ce à dire, a contrario, que la toute puissance prêtée au DRS constituerait, en pareil cas, un obstacle à la volonté populaire ?

 

Vous pouvez me citer un précédent historique où un appareil de renseignement, aussi puissant soit-il, a pu faire obstacle à la marche impétueuse d’un peuple déterminé et guidé par des leaders charismatiques, convaincus et résolus ? La Savak en Iran, la Pide au Portugal ou la Stasi en Allemagne ? Vous savez ce qu’il en est advenu ! Regardez seulement ces jeunes étudiants qui, tout dernièrement encore, ont pu déborder le service d’ordre mis en place à Alger jusqu’à faire basculer — momentanément, il est vrai — le rapport de forces. Les services de renseignement tout puissants et capables de faire échec — par l’infiltration ou l’affrontement, peu importe — à un véritable soulèvement populaire ? C’est de l’histoire ancienne ! Il ne s’agit pas de disculper ces services de renseignement de leur part de responsabilité dans l’état des lieux décrit dans cet entretien. Il ne s’agit pas de «sanctuariser» ces services et de les glorifier de manière béate. Quoi qu’en pensent les esprits simplistes, nous ne sommes pas, en présence d’une société «infantilisée», nous sommes en présence d’une société désorganisée qui souffre d’un manque patent de leadership. Pour l’heure, hisser à tout bout de champ l’épouvantail du DRS, c’est un procédé spécieux du cercle présidentiel qui cherche à dégager sa responsabilité dans la paralysie qui frappe le pays. Un prétexte commode chez certains leaders de l’opposition soucieux de justifier leur résignation symbolique à une situation de fait. Mais il est permis de s’interroger, ayant à l’esprit l’exemple de Youri Andropov qui, à la tête du KGB puis du PCUS, avait tenté de tout faire pour éviter le naufrage de la Russie et la disqualification irrémédiable de l’appareil soviétique de sécurité et de renseignement, il est permis de s’interroger, en effet, si les services de renseignement en Algérie, leur chef en tête, seront capables de devancer le cours de l’histoire ? C’est l’ANP, corps de bataille, qui, paradoxalement, pourrait être plus réceptive au souffle puissant de l’histoire.

 

Votre analyse laisse presque suggérer que ce n’est pas sur la puissance du DRS et la force de l’armée que repose le pouvoir du président Bouteflika ?

 

La réponse devrait être nuancée. Sans doute, le DRS procure un appui au président Bouteflika dans l’exercice de son pouvoir. Nul doute que l’ANP, corps de bataille, ne constitue pas une source de contestation du pouvoir du président Bouteflika. Mais il faut convenir, lucidement, que la résignation des élites nationales, politiques et intellectuelles suivie de la normalisation de presque la totalité des formations politiques sont pour beaucoup dans la consécration du pouvoir du président Bouteflika. La difficulté pour ces élites d’établir un contact réel et permanent avec la société réelle devrait les interpeller sérieusement. Comment, en effet, ne pas être frappé par ce fossé qui sépare la société réelle des leaders traditionnels de l’opposition ? Pourquoi les retombées en termes de mobilisation et d’organisation de la population restent aussi limitées, malgré ce potentiel de contestation indéniable qui agite la société algérienne ? Rien ne sert, à cet égard, de rejeter la faute sur un pôle de pouvoir quel qu’il soit. L’histoire nous enseigne, depuis la nuit des temps, qu’il n’existe pas de vrai antidote à la volonté d’un peuple déterminé.

 

A propos de rôle et de statut de l’armée, cela ne vous semble pas paradoxal que cette institution soit interpellée par M. Ali Yahia Abdennour, président d’honneur de la Ligue algérienne des droits de l’homme, qui lui demande de destituer le président Bouteflika ?

 

Il ne faut pas prendre au mot maître Ali Yahia Abdennour, homme des plus respectables s’il en fût. C’est sur le mode symbolique qu’il faut décrypter son message : «Vous, militaires, qui avez intronisé M. Bouteflika, aidez-nous à le faire partir.» Dans le cadre bien entendu de la Constitution. Au demeurant, maître Ali Yahia Abdennour, parfaitement avisé, ne peut ignorer que ce qui est en cause c’est le système lui-même. A quoi bon le départ de M. Bouteflika si le système doit perdurer ? Entout état de cause, l’hypothèse d’une initiative de l’armée sous la forme imaginée par maître Ali Yahia Abdennour a peu de chances de se vérifier. En premier lieu, à l’exception notable du chef du DRS, les chefs militaires qui ont intronisé le président Bouteflika ne sont plus en activité. Ils ne peuvent plus agir sur la chaîne de commandement militaire. En deuxième lieu, les jeunes officiers qui, désormais, détiennent les leviers de commande ne sont plus dans une logique d’interférence dans la sphère politique. De surcroît, il n’existe pas, parmi eux, de figure charismatique capable d’audace et susceptible d’exercer un effet d’entraînement sur l’ensemble de la chaine de commandement. Le seul cas de figure qui pourrait se présenter c’est bien donc le scénario égyptien où l’armée, sans prendre ellemême l’initiative, viendrait appuyer un soulèvement populaire devenu non maîtrisable. C’est tant mieux ainsi, il faut, autant que possible, tenir l’armée loin des démons de la politique.

 

A propos de pôles de pouvoir, l’ancien ambassadeur américain à Alger, Robert Ford, estimait impossible de déterminer qui détient, réellement, le pouvoir en Algérie ?

 

L’ambassadeur Robert Ford était bien avisé lorsqu’il envisageait cette problématique. En fait, il existe, en Algérie, deux réalités juxtaposées. Une réalité formelle, tout d’abord. A se référer à la Constitution, à examiner l’organisation théorique des pouvoirs en Algérie, le régime est hyper présidentiel avec prime au chef de l’Etat dispensé, pour ses décisions, de l’aval préalable du Parlement. Une réalité pratique, ensuite. L’indisponibilité chronique du président de la République aidant, il n’existe plus de centre de décision centralisé en Algérie. Le Premier ministre, par exemple, dispose d’un pouvoir virtuel, seulement virtuel, sur les membres du gouvernement. Le président de la République, seul dépositaire du vrai pouvoir, ne l’exerce pas, pour autant. Il en résulte un effritement du pouvoir avec impact préjudiciable sur la cohérence et l’efficacité de la démarche stratégique de l’Etat.

 

La stabilité politique et institutionnelle de l’Algérie peut-elle être, aujourd’hui, menacée par un mouvement islamiste d’extraction populaire ?

 

Le mouvement islamiste, dans sa forme plébéienne radicale, à l’image de ce que fut le FIS, a vécu. C’est une nouvelle direction que ce mouvement a prise, désormais, s’appuyant sur la prédication et prônant l’éloignement par rapport aux attraits matériels, jugés condamnables, de la vie moderne. La conquête du pouvoir politique n’est plus un objectif prioritaire, c’est la conquête des esprits qui est au cœur du combat que mènent ces nouveaux islamistes. A court terme, il n’existe pas de menace majeure sur la stabilité politique et institutionnelle du pays. Encore que dans le cas d’une élection libre et transparente, la victoire de ce mouvement islamiste s’il venait à être structuré — il ne s’agit guère ici de Hamas — pourrait provoquer la surprise. A moyen et long termes, si, en termes de mauvaise gouvernance, de précarité et d’injustice, le statu quo persiste, ce mouvement finira par cueillir, comme un fruit mûr, un pouvoir qui tombera, fatalement, dans son escarcelle.

 

Dans l’une de vos récentes interventions dans la presse, vous avez évoqué l’hypothèse selon laquelle le président Bouteflika, pour s’assurer de garanties après son départ, pourrait frayer la voie au pouvoir à un tel mouvement islamiste. Si le suffrage populaire en décidait ainsi, faudra-t-il, de nouveau, déjuger le choix du peuple algérien ?

 

Absolument pas, les thèses «éradicatrices» appartiennent à un passé révolu. L’exclusion politique n’est plus de mise en Algérie comme partout ailleurs dans le monde arabe. Pour mieux étayer la réponse dans le cas présent, élargissons, cependant, le champ de la réflexion. Supposons que, désormais, la préoccupation du chef de l’Etat porte, d’une part, sur le besoin de disposer d’un répit pour préparer une sortie qui lui soit la plus favorable et, d’autre part, sur l’impératif de négocier les conditions d’un départ qui ne lui soient pas préjudiciables dans l’avenir, pour lui et pour sa famille. Revenons plus en détail sur les hypothèses qui peuvent se présenter dans ce contexte fermé. Deux cas de figure au total. D’une part, les pôles de pouvoir qui se chevauchent, actuellement, à l’intérieur du système pourraient être tentés de privilégier la création d’un poste de vice-président de la République à la faveur de la prochaine révision constitutionnelle pour adouber un successeur au président Bouteflika coopté à l’avance. C’est, évidemment, compter sans l’état d’exaspération de la population laquelle devrait réagir violemment. Ne nous attardons pas trop sur l’effet contre-productif, puisque ce n’est pas la perspicacité politique, de toute manière, qui domine en ces sphères. D’autre part, le président Bouteflika pourrait être tenté par la conclusion d’un «deal» avec un nouveau parti islamiste populaire qui serait créé à la faveur de la révision de la loi sur les partis. Ce deal comporterait l’octroi de garanties, après son départ, au président Bouteflika ainsi qu’à sa famille. En contrepartie de quoi, le président Bouteflika s’engagerait à mettre en place un cadre juridique et organisationnel qui permettrait à ce nouveau parti islamiste d’accéder, légalement, au pouvoir. Comme une politique d’éradication comparable à l’expérience passée en Algérie — faut-il le souligner à nouveau — est inconcevable, c’est dans la perspective de la durée que ce parti islamiste pourra accéder au pouvoir. Pour le reste, il ne s’agit d’être ni pour ni contre cette perspective, c’est au titre de la réflexion que le cas de figure est évoqué.

 

Vous êtes, personnellement, opposé à cette éventualité ?

 

Quelle importance s’il s’agit d’un point de vue émis à titre personnel ? Sur le plan du principe, qui pourrait, sans craindre le ridicule, contester un choix populaire, librement exprimé ? Un électeur islamiste est un électeur algérien, l’équation est aussi banale. Observez ce qui se passe dans le monde arabe avec cette attention focalisée sur le modèle turc, n’y trouvez-vous pas matière à illustrer l’incongruité de toute forme d’exclusion de l’islam, cette dimension identitaire essentielle des sociétés musulmanes ? C’est, donc, sur le plan opératoire que l’équation mérite un examen plus attentif. L’idéal, aurait été, en effet, qu’une telle éventualité intervienne après la conclusion d’un pacte politique qui garantisse la pérennité du système démocratique. Nonobstant l’expérience spécifique de l’Algérie, il aurait été utile, sans doute, de tirer les enseignements des situations similaires vécues à travers le monde. Depuis que l’Algérie – cela fait vingt ans, sinon plus – est confrontée à la crise, n’aurait-il pas été plus judicieux d’envisager des garanties pour que le fonctionnement démocratique des institutions, grâce à un équilibre approprié des pouvoirs, ne puisse jamais être entravé ? Bien sûr que l’émergence d’un mouvement islamiste comparable à l’AKP turc aurait été la plus favorable des issues pour l’Algérie. Bien sûr qu’une société civile organisée, disciplinée et imbue de patriotisme, à l’instar de ce qui est vérifiable pour la société civile en Turquie aurait été une progression salutaire en Algérie. Bien sûr que l’évolution de l’armée vers un statut professionnel irréversible avec mobilité régulière aux postes supérieurs de commandement et un retrait plus marqué par rapport au champ politique aurait été un dénouement heureux pour l’Algérie. Bref, comme la politique n’est pas affaire de sentiments, il eut fallu que de véritables et puissants leviers soient mis en place pour éviter que l’accès d’un parti islamiste ne conduise à l’instauration d’un Etat théocratique reniant les fondements du système démocratique. Où sont ces institutions et ces hommes capables d’assurer le fonctionnement harmonieux du pays en pareil contexte ? Il eut fallu trouver chez les gouvernants actuels ou passés de l’Algérie, les doses nécessaires d’intelligence, de conviction et de courage qui, au demeurant, déterminent le destin des hommes d’Etat ?

 

 

 

Le Soir d’Algérie: Le président Bouteflika a prononcé, récemment, un discours jugé «historique » par ses partisans. Après le train de réformes adopté en Conseil des ministres, ce discours est-il annonciateur d’une transition démocratique ?

 

Mohamed Chafik Mesbah : Interrogeons-nous, d’abord, si les conditions indispensables à la mise en œuvre d’un processus de transition démocratique sont réunies dans le cas spécifique qui nous concerne. Nonobstant l’échéancier précis et la méthodologie rigoureuse de mise en œuvre des réformes suggérées, aussi maigres soient-elles, posons-nous la question de savoir si le climat politique consensuel nécessaire à une transition démocratique, si tant est que celle-ci soit à l’ordre du jour, existe. Un climat consensuel qui, faut-il le rappeler, ne peut naître que d’une large et libre confrontation d’idées et de projets. Où sont, par ailleurs, ces relais politiques et sociaux, fiables, capables de faire parvenir à l’opinion publique le message, lettre et esprit, d’un vrai programme de transition démocratique ? Les instruments de réalisation d’un tel programme, en termes d’institutions et d’appareils efficients, font défaut. Les résistances au changement, apparentes à l’intérieur du système, font obstacle, au demeurant, à toute velléité de réforme véritable. Un processus de transition démocratique est conduit, le plus souvent, par une élite neuve, solidement ancrée dans la société et disposant de compétences avérées. Indépendamment des qualités personnelles du président du Conseil de la nation qui ne sont pas en cause, si le projet est de procéder à une remise en cause fondamentale du cadre constitutionnel qui régit le pays, pourquoi comme c’est le cas, en confier la conduite au deuxième personnage de l’Etat ? Une feuille de route entre les mains fermes de représentants directs des pouvoirs exécutif ou législatif en place, voilà comme sont conçues les réformes envisagées. Aucune concession réelle, significative, n’est accordée, ni sur la forme ni sur le fond, aux forces évoluant en dehors du cercle étroit des partis constituant l’Alliance présidentielle ou autres formations ou associations cooptées. Le mérite du communiqué du dernier Conseil des ministres aura été de confirmer les appréhensions suscitées par le discours du président Bouteflika. Revenons, justement, au contenu de ce discours. Ce discours se compose de deux parties. Une partie bilan, de la pure autoglorification. Une partie réformes projetées, au mieux des vœux pieux. La mise en place d’un gouvernement de transition élargi à toutes les sensibilités du pays et l’ouverture résolue du champ politique et médiatique, voilà les préalables à des réformes sérieuses, voilà ce que ce discours aurait pu annoncer d’emblée. Mais à l’évidence, la volonté de réforme affichée masque une manœuvre dilatoire destinée à faire gagner du temps, et permettre, seulement, de dépasser la zone de turbulences. Observez la réalité du terrain et le scepticisme de l’opinion publique ! Vous voyez les signes d’une adhésion et les indications d’une réelle avancée ? Le discours du président de la République aura été, finalement, un pur exercice de rhétorique. Ce discours, de manière pathétique, aura contribué à faire apparaître à l’écran un homme usé, gagné par une profonde lassitude psychologique et physique. C’est, indubitablement, une fin de règne qui s’annonce.

 

Votre rejet, sans nuances, du bilan économique et social du président Bouteflika ne vous paraît pas excessif ?

 

Examinons les points sur lesquels le président Bouteflika a fondé son bilan. Premièrement, l’ambitieux programme de réalisation d’infrastructures dont le million de logements. Un programme d’aussi grande ampleur — près de cinq cents milliards de dollars — est de nature, en effet, à favoriser l’attractivité des investissements. Malheureusement, les conditions d’exécution du programme d’investissements posent problème. Ce programme n’a pas exercé d’effet multiplicateur sur le développement de l’économie nationale globalement car il n’a pas privilégié les outils nationaux de réalisation. Une politique volontariste de l’Etat aurait pu conduire les outils nationaux de réalisation, publics ou privés, à se constituer en grands groupes de réalisation, notamment dans le bâtiment et les travaux publics. Mais rien de cela. Par ailleurs, la gestion opaque du programme d’investissement a conduit à des retards considérables dans la réalisation avec un gaspillage énorme des ressources financières. La généralisation de la corruption et l’apparition de la grande corruption sont à relier à ce programme de dépenses publiques. Deuxièmement, l’impulsion de la croissance économique. Pour rappel, une croissance normale s’appuie sur quatre facteurs, simultanément : l’investissement privé et étranger, les exportations, la consommation et les dépenses publiques. Dans le cas de figure de l’Algérie, il s’agit d’une croissance extensive, comme l’appellent les économistes, c'est-à-dire une croissance basée, exclusivement, sur les dépenses publiques. C’est, naturellement, une croissance éphémère qui dépend, principalement, du prix du pétrole. Un retournement du marché pétrolier et il en serait fini de cette croissance. Troisièmement, la réduction du chômage. Par-delà les méthodes contestables de calcul du taux chômage en Algérie, soulignons que l’Etat a mis en œuvre une politique de gestion du chômage, pas une politique de l’emploi. Les postes d’emploi créés basés sur les seules dépenses publiques sont, par essence, précaires. Il ne s’agit pas d’emplois stables générés par une dynamique de croissance économique réelle. Quatrièmement, la politique de désendettement exhibée par le président Bouteflika. Rappelons, tout d’abord, que cette politique a déjà été pratiquée par des pays pétroliers notamment l’Arabie Saoudite, après la montée du prix du pétrole. Le désendettement n’est, sans doute, pas une panacée. La Roumanie dans les conditions où le président Ceausescu l’a laissé est un exemple éloquent. En l’occurrence, toutefois, l’Algérie a été bien inspirée de se défaire de sa dette extérieure évaluée à 16 milliards de dollars et la crise financière internationale lui a donné raison. Il faut, cependant, avoir présent à l’esprit que les pays bailleurs de fonds ont délaissé les profits générés par les intérêts pour se recentrer sur les gains tirés du commerce extérieur. Le désendettement, qui est une solution commode pour les pouvoirs publics afin de se délier de toute obligation permettant aux bailleurs de fonds de contrôler la bonne gestion des ressources financières du pays, n’a pas conduit à l’indépendance économique de l’Algérie. La facture des importations a explosé pour passer de 12 milliards de dollars en 1999 à 46 milliards de dollars en 2011, dont 6 pour les seuls produits alimentaires. Tirez, de vous-même, la conclusion. Est-il besoin, pour clore ce chapitre, de s’attarder sur la lourde responsabilité de ceux qui auront dilapidé, en pure perte, sans contrepartie productive, les immenses ressources financières puisées de richesses naturelles irremplaçables de l’Algérie ? C’est à l’audit des comptes de la nation qui forcément accompagnera la transition démocratique d’établir cette responsabilité.

 

Convenez, tout de même, que les réformes politiques annoncées donnent le signal d’une certaine ouverture...

 

Permettez-moi, avant d’aborder le volet des réformes, de revenir sur le bilan du président Bouteflika. Sur les plans politique et sécuritaire, le chef de l’Etat évoque, en effet, un bilan positif. Il parle de rétablissement de la paix et de consécration de la réconciliation nationale. La stabilisation sécuritaire c’est, très largement, un héritage légué par le président Zeroual. C’est en parfaite connaissance de cause que cette précision est apportée. S’agissant de la réconciliation nationale, c'est-à-dire le volet politique de la paix, il suffit de constater les plaies encore béantes qui le resteront tant que le travail de mémoire n’aura pas été réalisé. Relevons, au préalable, que le chef de l’Etat, en annonçant ces réformes présentées comme fondamentales, admet, contrairement à son chef du gouvernement, que la crise actuelle revêt une dimension politique. C’est dire combien la gouvernance publique est loin d’être homogène. Examinons, d’abord, la révision constitutionnelle projetée. D’emblée, il faut convenir que ce n’est pas à un bouleversement du texte constitutionnel qu’il faut s’attendre. A peine un toilettage avec définition de meilleures pratiques constitutionnelles. C’est un exercice dévoyé de la Constitution qui, au demeurant, a conduit à ces nombreux dysfonctionnements qui ont entaché les mandats successifs du président Bouteflika. Imaginons que l’objectif des réformes projetées pourrait être d’améliorer la qualité de la représentation populaire, de fluidifier le fonctionnement des institutions élues et de tempérer les pouvoirs du président de la République. La possibilité ouverte au président de la République de recourir, inconsidérément, aux ordonnances pourrait être, ainsi, réduite. La révision constitutionnelle pourrait avoir pour objet, aussi, de mieux consacrer la responsabilité du député devant ses électeurs, le caractère national actuel de son mandat l’autorisant à se soustraire à tout contrôle local. Peut-être, enfin, le droit de saisine du Conseil constitutionnel pourrait- il être élargi aux députés. Bref, il existe matière à renforcer la pratique démocratique, même dans le cadre constitutionnel actuel. L’innovation majeure de la révision constitutionnelle projetée pourrait être, cependant, l’institution du poste de vice-président de la République, non pas pour permettre un meilleur fonctionnement démocratique du système, mais pour favoriser une succession «arrangée» du président de la République. Examinons, ensuite, la révision du cadre législatif. Que de lois organiques en suspens, particulièrement celle sur la sécurité nationale, expressément prévue par la Constitution et combien de nouvelles à élaborer, telle celle qui devrait régir la Haute Cour de justice, symbole du principe d’égalité de tous devant la loi. Pour éviter que les exécutifs, au gré de leur humeur et de la conjoncture, n’aggravent les dispositions limitatives à la liberté d’informer, ne faudrait-il pas soumettre la matière, le code de l’information, à une loi organique ? Les lois organiques sur les partis et sur le régime électoral qui doivent être révisées simultanément pourraient l’être, quant à elles, à travers l’introduction de la proportionnelle et la levée de l’interdiction de constitution de partis sur une base religieuse, dans le sens d’une reconfiguration du champ politique algérien en vue de le réduire à deux ou trois partis essentiels. C’est un projet dont le président Bouteflika, depuis longtemps, s’est réclamé. Pourquoi, cependant, le président Bouteflika, plutôt rétif au contrôle international des élections en Algérie, se résoudrait-il à cette extrême, jusqu’à envisager de l’institutionnaliser ? C’est peut-être pour rendre encore plus incontestable la victoire d’un éventuel nouveau parti islamiste. S’agissant de la dépénalisation du délit de presse, tout en ne contestant pas l’intérêt de la disposition, il faut convenir que sans l’ouverture du champ audiovisuel à l’investissement privé, la liberté d’information sera toujours relative. Finalement, tout porte à croire que les réformes projetées visent à aménager le système en lui gardant, pour l’essentiel, sa contexture actuelle et le communiqué du dernier Conseil des ministres ne fait que l’attester. Bref, dans la démarche du président Bouteflika, c’est l’aspect tactique qui prédomine, avec la ruse et le louvoiement, en aucune manière, la dimension stratégique reposant sur une volonté audacieuse de transformer, radicalement, le système de gouvernance présent.

 

Vous affichez une hostilité systématique au président Bouteflika. Vous excluez, donc, définitivement, la possibilité d’un dénouement pacifique de la crise actuelle ?

 

Le président Bouteflika, en tant que personne, n’est pas au cœur de la problématique qui requiert ici l’attention. Ne nous attardons pas sur les aspects subjectifs, y compris lorsqu’il s’agit de l’état de santé de M. Bouteflika. Ce n’est pas un motif de joie que d’assister à cet affaissement psychologique et physique du chef de l’Etat. La télévision lui aura rendu, à cet égard, un bien mauvais service. Allons au fond des choses. C’est le système, dans sa globalité, qui est en cause. Nous assistons, justement, à l’agonie de ce système. Avec un système de gouvernance ankylosé, un chef de l’Etat chroniquement indisponible et un pouvoir plutôt émietté, pensez-vous qu’il puisse exister, quelque part dans le système, un pôle de pouvoir capable de concevoir un programme de réformes politiques cohérent et audacieux puis de le mettre en œuvre ? Le profond divorce qui oppose la rue aux pouvoirs publics ainsi que l’incurie d’un régime démuni de perspectives stratégiques augurent, au contraire, d’une explosion sociale que seule la distribution inconsidérée de la rente pétrolière permet de différer.

 

Le président Bouteflika, estimez-vous, cherche à gagner du temps ? Pour quelle fin ?

 

Arranger les conditions de sa succession, sans doute. Avec l’ambition de laisser une empreinte sur l’histoire et le souci de disposer de garanties pour lui-même et pour ses proches. Le président Bouteflika s’attelle à disposer du temps nécessaire pour appliquer sa véritable feuille de route qui se résume en deux projets qui ont toujours été présents dans son esprit. Favoriser l’émergence d’un nouveau parti islamiste populaire qui constituerait, dans la durée, le fondement de la vie politique en Algérie. Un parti qui lui serait reconnaissant de lui avoir frayé le chemin du pouvoir. Dissoudre symboliquement les services de renseignement en leur substituant, aussitôt, de nouvelles structures. L’important étant de paraître comme le chef de l’Etat qui aura réduit tous les centres de pouvoir non institutionnels. Dans l’un et l’autre cas, il compte s’assurer – s’il ne l’a déjà fait – de l’appui des puissances occidentales, les Etats-Unis en premier lieu. Il faut penser que le temps et les hommes risquent de lui manquer. Le président Bouteflika avait l’habitude, en effet, de venir à bout de ses protagonistes en les épuisant dans une course de fond qui paraissait sans fin. Comme l’a rapporté, publiquement l’ancien Premier ministre français, Jean-Pierre Raffarin, auquel il s’était confié, le président Bouteflika, à présent, «dispose de plus de conviction que de force».

 

Comment expliquez-vous l’accueil favorable recueilli à l’étranger par le discours du président Bouteflika et le train de réformes annoncé ?

 

Probablement, les puissances étrangères concernées doivent-elles considérer que l’Algérie riche à profusion de son pétrole a le temps de le dilapider avant que son peuple ne se soulève. Dans le cas des Etats-Unis, il ne faut pas exclure que des concessions majeures – sur le pétrole, le Sahara occidental et la Palestine – soient recherchées auprès d’un régime affaibli. Du côté français, soyez sûrs que «De Gaulle mort», c’est surtout le pactole de la rente pétrolière qui doit guider la démarche. Il doit s’agir, cependant, de la part de ces puissances étrangères d’un appui tactique seulement. Les puissances occidentales, ayant déjà fort à faire dans la région, pourraient préférer, en effet, que l’effet domino s’exerce le plus tard possible en Algérie. Peut-être, également, ce qui vient d’être évoqué sous le vocable de «véritable feuille de route» du président Bouteflika correspond-il aux standards que ces puissances occidentales s’efforcent d’imposer au monde arabe ?

 

Quel tableau pourriez-vous dresser si vous deviez comparer atouts et handicaps de l’Algérie en 2011 ?

 

Limitons-nous, pour cette comparaison, aux grands agrégats. Pour les handicaps, ce sont prioritairement la qualité médiocre de la gouvernance publique et l’absence d’alternative crédible, en termes de formation et de leaders politiques. Pour les atouts, ce sont essentiellement un peuple largement dominé par une jeunesse avide de justice et de progrès et plein de vitalité avec, à côté, une armée relativement homogène et bien structurée, dotée de chefs militaires jeunes et compétents, en phase avec la société. Les richesses naturelles du pays et les ressources financières générées peuvent constituer un atout autant qu’un handicap.

 

Par gouvernance publique, vous visez les hommes ou le système ?

 

Du point de vue théorique, c’est le système qui, incontestablement, est devenu chroniquement défaillant. Mais sur le plan pratique, la qualité médiocre des dirigeants n’est pas en reste. Dans les années soixante-dix, au sommet de sa gloire, le général Giap, en visite en Algérie, avait prononcé une phrase restée mémorable : «Les impérialistes sont de mauvais élèves.» Il faut imaginer que les dirigeants algériens ne sont pas meilleurs élèves !

 

Votre avis semble indécis, cependant, pour le cas précis du président Bouteflika…

 

Le président Bouteflika est servi, en effet, dans l’exercice du pouvoir précisons-le bien, par une intuition tactique exceptionnelle mais il est, désormais, handicapé par un état de santé pour le moins incertain.

 

Finalement, quels scénarios imaginez-vous à propos de l’évolution de la situation en Algérie ?

 

Le scénario d’une véritable transition démocratique initiée, dans un cadre consensuel, par les pouvoirs publics en place parait invraisemblable. Le scénario d’une transition au forceps imposé par le pouvoir lui-même, à travers le choix coopté d’un successeur à l’actuel président de la République, a peu de chances de se vérifier en raison du risque de rejet brutal par la population. Le scénario d’une transition imposée par l’armée, hors un soutien populaire explicite et préalable, paraît dans le contexte prévalant improbable. Le scénario d’une transition conduite par un nouveau puissant parti islamiste parvenu au pouvoir par un scrutin incontestable n’est pas à exclure, surtout si ce parti accepte, clairement, le cadre constitutionnel en vigueur. Mais la faisabilité reste à prouver. Le scénario le plus probable reste celui d’un dénouement violent avec déroulement de manifestations populaires incontrôlables.

 

Puisque vous privilégiez, clairement, le scénario du dénouement violent de la crise, quelles sont les menaces essentielles qui, dans ce cas, pourraient peser sur l’Algérie ?

 

Une dislocation de la cohésion sociale avec amputation du territoire national. Menaces aggravées par le risque éventuel d’effritement de l’unité de l’armée. Ce ne sont pas de simples menaces virtuelles.

 

Quel est le défi majeur à relever pour les futurs dirigeants d’une Algérie démocratique ?

 

Réconcilier morale et politique dans un pays où la gouvernance publique a pris toute sa liberté avec les valeurs éthiques. Ce n’est pas une vision romantique des choses, c’est une exigence qui est au cœur des attentes populaires.

 

Entretien réalisé par H. M.

 

 

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